On m’a posé récemment sur le Facebook de Kotoba une question qui vous a peut-être déjà traversé l’esprit. Comment se fait-il que le verbe japonais 動く (ugoku) peut s’employer à la fois dans le sens de “fonctionner/marcher” et de celui de “bouger/se mouvoir” ? Bien qu’on puisse établir un lien entre les deux (le mécanisme qui bouge dans une machine ?), cela n’a rien de si évident. Sinon, on aurait eu la même analogie dans la plupart des langues. Comment expliquer que celle-ci ait pu voir le jour en japonais ?
Origine du verbe ugoku et évolution de son usage
動く s’écrit avec le kanji 動 que l’on classe parmi les 形声文字 (keisei-moji) qui ont la particularité d’avoir un symbole phonétique et un symbole sémantique. Ici, c’est 力 “la force” qui serait celui sémantique et 重 (prononciation dô comme avec le mot 動作 dôsa “mouvement/geste”) qui serait celui phonétique. Mon dictionnaire de kanji Shin-Tangorin indique par ailleurs que 重 donnerait aussi l’idée de lourdeur, d’où l’interprétation “ajouter de la force pour faire bouger une chose lourde“. Je ne sais pas dans quelle mesure cette interprétation est juste mais ce qu’on peut dire, c’est qu’étymologiquement, ugoku signifiait “se déplacer (“bouger en changeant de place“)”.
C’est ce qu’indique en tout cas le Nihon Kokugo Daijiten avec une citation du Kojiki (712). Il s’agit d’un exemple de phrase où quelqu’un reste assis sans bouger (動かずに座る ugokazu ni suwaru). On a ensuite eu très rapidement la signification “trembler/bouger” comme une dent qui ballote. 風で木の葉が動く (kaze de ki no ha ga ugoku) : les feuilles des arbres tremblent avec le vent. Pratiquement à la même période (vers 900), il a permis de décrire aussi les émotions, c’est à dire le “cœur instable” de quelqu’un d’ému. Je rappelle au passage que le mot français émotion a aussi pour étymologie “mettre en mouvement”. De nos jours, on emploie rarement le verbe dans ce sens mais par contre, il existe le mot 感動 (kandô “émotions”) toujours formé avec le kanji 動.
On serait alors passé d’un mécanisme externe (se déplacer) à un mécanisme interne (s’émouvoir/être ému). C’est selon moi ce qui pourrait expliquer pourquoi la signification “fonctionner/marcher” a pu émerger plus facilement. D’autant plus qu’on retrouve souvent le kanji 動 dans les mots ayant pour thème le fonctionnement/activité. C’est le cas de 作動 (sadô “fonctionnement/marche”) et 活動 (katsudô “activité/action”, voir konkatsu). 機械を作動させる/動かす (kikai wo sadô saseru/ugokasu) = mettre en marche/faire fonctionner une machine.
警察が動いてない/活動していない (keisatsu ga ugoite inai/katsudô shite inai) : la police est inactive (fonctionnement interne de l’organisation). Je précise que ce dernier exemple n’a rien à voir avec la police japonaise, même si… 😀
Autres sources : Kotobank (dictionnaires japonais), huusenn (illustration)
4 Responses
“Comment se fait-il que le verbe japonais 動く (ugoku) peut s’employer à la fois dans le sens de “fonctionner/marcher” et de celui de “bouger/se mouvoir” ? Bien qu’on puisse établir un lien entre les deux (le mécanisme qui bouge dans une machine ?), cela n’a rien de si évident. Sinon, on aurait eu la même analogie dans la plupart des langues. Comment expliquer que celle-ci ait pu voir le jour en japonais ?”
En français on dit bien d’une machine qu’elle “marche” ou “ne marche pas”
Pareil en anglais.
Le cas n’est donc pas si rare, non?
J’ai eu la même intuition (indiquée dans la légende de la photo) et on m’a aussi fait la remarque sur Facebook.
Cependant en y réfléchissant un peu, je trouve que “marcher” et “bouger” sont quand même deux verbes totalement différents.
Il y a certes parfois l’idée d’un déplacement avec “bouger” mais ça ne va pas plus loin.
Et puis si on regarde l’évolution du verbe marcher, le processus pour obtenir le sens “fonctionner” est apparemment totalement différent : https://www.cnrtl.fr/definition/marcher
“b) [Le suj. désigne un mécanisme] Fonctionner, être actionné par un mouvement généralement précis et régulier.
− [de manière gén. continue] Horloge, montre qui marche (bien ou mal). Il y a un mouvement des aiguilles et un ressort, mais la pendule ne «marche» plus (Merleau-Ponty,Phénoménol. perception,1945, p.327).”
J’imagine qu’il y a eu une analogie entre la marche régulière (militaire) et le fonctionnement régulier d’une montre. Puis ça s’est étendu aux autres machines.
Cela reste une hypothèse, il y a très probablement d’autres raisons. Pour l’anglais, c’est le verbe “to run” (courir à l’origine même si ce verbe a énormément de sens) et j’imagine qu’il y a encore une autre explication. Cela peut-être l’image du train qui “coure vite” puis ça s’est étendu aux autres machines. Je dis ça au hasard ! ^^
Enfin si l’idée est de dire “le verbe fonctionner (machine) possède dans chaque langue un autre verbe synonyme en apparence éloigné”, je suis d’accord. Là, je me demandais pourquoi c’était “bouger” (ugoku) en japonais et non “marcher”(aruku) ou encore “courir” (hashiru qu’on emploie quand même pour les moyens de transport dans le sens de “rouler”). Car les japonais auraient pu prendre simplement un calque de l’anglais et transposer “to run” à “hashiru”. C’est un phénomène qui arrive parfois. S’ils ne l’ont pas fait, c’est probablement parce qu’ugoku portait déjà l’idée du mouvement interne (émotion) et ça s’est naturellement transposé aux machines.
D’ailleurs à ce sujet, j’aurais pu évoquer le fait qu’on considère dans la culture japonaise qu’il y a une âme (魂 tamashii) dans chaque chose. Et ensuite proposer “c’est parce qu’on considère que les machines ont des émotions en quelque sorte !”. Mais là, j’ai trouvé qu’on allait trop loin en supposition. 😀
Et du coup ça marche pour les machines, mais est ce que ça marche aussi pour des choses immatérielles ? Par exemple une stratégie ou une méthode.
Bonne question ! Pour le sens “fonctionner”, ça ne marche que pour les machines (ascenseur, ordinateur, trains…).
Par contre on peut tout de même l’employer pour parler d’une résolution où d’une stratégie mais avec le sens “évoluer/changer” (comme le français “bouger”).
Exemples : 彼の決意は動かなかった (kare no ketsui ha ugokanakatta) : sa résolution n’a pas été ébranlée.
情勢は我々に有利に動いた (jôsei ha ware ware ni yûri ni ugoita) : la situation a tourné en notre faveur.
Je pense que ça peut s’expliquer par le fait qu’avec “marcher”, on a aussi la notion du but (on ne marche pas dans le vide). C’est pour ça qu’il peut avoir le sens de “réussir (un but)”. Alors qu’avec ugoku, on n’a que l’idée d’une oscillation ou mouvement sans qu’un but soit nécessaire. Ainsi pour quelque chose d’inanimé, c’est la notion d’évolution qui vient en premier.