Le japonais dans tous les sens

Tatsu no otoshigo (竜の落とし子) : l’hippocampe, cet enfant indigne

Il existe des mots difficiles à retenir à cause de leur longueur ou de leur sonorité qui nous inspire peu. Moi-même, en entendant le terme tatsu no otoshigo la première fois, je n’ai pas réussi à me faire une image claire dans ma tête et je disais sans trop de conviction “tatsushinoko“. Il faut dire que tatsu peut faire penser au verbe 立(た)つ signifiant “être debout”, c’est pourquoi j’ai peut être créé inconsciemment l’image d’un “shinoko debout”. Après tout, l’hippocampe nage bien à l’horizontale, comme s’il était debout sous l’eau !

Toutefois, j’étais bien loin de la réalité et en voyant l’écriture en kanjis 竜の落とし子, cela m’a fait une sorte de rictus nerveux. Décidément, le japonais est toujours rempli de surprises et je vais donc m’autoriser une petite analyse de ce nom d’animal marin qui vaut le détour.

Analyse du mot tatsu no otoshigo

Vous devez sûrement vous demander pourquoi je ressurgis des ténèbres pour vous parler du mot hippocampe en japonais. Il se trouve que j’en ai trouvé un par hasard en nageant sous l’eau au bord d’une plage japonaise et qu’on a pu très brièvement l’observer avec mon fils. Je m’étais aussi fait avoir avec le Bernard Lhermitte (ヤドカリ yadokari pour rappel) qu’on a pu inspecter de nouveau cette année avec émotion. Il m’en faut peu, décidément. (´∀`)

hippocampe à Okinawa
Il n’était pas bien gros (entre 5 et 10 cm) et on l’a relâché juste après la photo, je vous rassure. ^^

Revenons à nos moutons : la première question que je me suis posée concerne la prononciation tatsu pour le kanji 竜 du dragon (aussi écrit 龍). Je ne connaissais en effet que la lecture ryû et pour ma défense, il ne fait pas partie des fameux jôyô kanji. Il ne faut cependant pas chercher midi à quatorze heures : si on dit tatsu no otoshigo et non ryû no otoshigo, c’est probablement pour une question de cohérence. En effet, tatsu n’est que la lecture kun (japonaise) du kanji 竜 et comme les deux autres kanjis sont aussi lus “à la japonaise”, tout va bien dans le meilleur des mondes.

Intéressons-nous alors à 落とし子 (otoshigo) qu’on n’emploie plus aujourd’hui. Littéralement “enfant qu’on a fait tomber”, il désignait autrefois l’enfant illégitime qu’un homme de haut rang avait eu avec sa maîtresse. C’était assez péjoratif, d’autant plus que le verbe 落とす(otosu) renvoie aussi à l’échec. 落とされてしまった (otosarete shimatta) : j’ai été refusé/recalé. Ainsi, on pourrait traduire tatsu no otoshigo par “l’enfant raté du dragon“. D’ailleurs, le Nihon kokugo daijiten indique que le second sens de otoshigo est bien “chose qui naît avec un résultat inattendu ou non voulu“.

A-t-on placé trop d’attente derrière notre hippocampe ?

Si les Japonais ont décidé de donner un tel nom à l’hippocampe, c’est possiblement parce qu’ils s’attendaient à le voir voler et cracher du feu ! On imagine ainsi aisément la déception d’un enfant qui affirme à ses parents avoir trouvé un bébé dragon (tatsu no ko ! 龍の子 !), bébé dragon qui se trouve être à la place un truc ridicule qui ne fait que nager paisiblement en aspirant ses proies. Car si vous ne le saviez pas, l’hippocampe utilise sa bouche comme un puissant aspirateur en faisant déplacer de manière brutale un os dans sa bouche.

Pas assez impressionnant sans doute pour épater le père de l’enfant qui lui rétorqua cruellement “eh bien, il est foiré ton bébé dragon, c’est un tatsu no otoshigo en fait, hé hé !”. Un nouveau mot avait vu le jour grâce à la cruauté d’un père japonais ! ( ✧Д✧). Je tiens à préciser que c’est une pure invention de ma part, n’allez pas colporter ça ailleurs, cet animal a suffisamment souffert comme cela ! J’ai pu trouver sur le Net une hypothèse plus poétique, celle relatant l’épisode d’un dragon qui aurait laissé tomber (par mégarde ?) des œufs dans l’eau, ce qui aurait donné des hippocampes. (゚∀゚)

Par curiosité, j’ai aussi regardé s’il n’y avait pas une influence du chinois, mais cela ne semble pas être le cas puisqu’il s’écrit 海马 “le cheval des mers” (马 = 馬 en chinois simplifié). C’est bien plus noble et on peut d’ailleurs aussi l’écrire 海馬 (kaiba ou umiuma) en japonais. Sauf qu’aujourd’hui, ce dernier mot désigne plutôt la partie du cerveau qu’on appelle aussi “hippocampe” en français. En même temps, l’inverse aurait été bizarre (le sale gosse du dragon pour la structure du télencéphale).

Quoi qu’il en soit, on ne sait pas vraiment dans quel contexte tatsu no otoshigo est né, juste que le terme serait plutôt récent (19e siècle selon le Nihon kokugo daijiten) et qu’il serait apparu bien après kaiba (12e siècle). Au passage, je n’ai pas précisé que ce dernier renvoyait également au morse (“cheval marin”), セイウチ (seiuchi) aujourd’hui en japonais. Ainsi, on peut émettre l’hypothèse qu’il y a eu une volonté de distinguer chaque animal marin au 19e siècle puisque seiuchi daterait aussi de cette période. C’est rationnel, j’aime bien ! (`ω´)

Un petit mot pour conclure ?

J’espère que cet article un peu différent de d’habitude vous a plu. Je n’ai pas évoqué l’usage du mot tatsu no otoshigo (qu’on écrit habituellement en katakana タツノオトシゴ d’ailleurs) puisqu’à ma connaissance, il ne sert qu’à décrire l’hippocampe en tant qu’animal. Il avait pourtant un potentiel d’analogie non négligeable : un gosse de riche qui aurait mal tourné, un pétard mouillé… J’ai l’impression que comme on écrit rarement ce mot en kanji, il est assimilé comme un tout “TatsuNoOtoshigo”. Je dis ça sans grande conviction et si vous connaissez une œuvre qui utilise ce mot d’une façon détournée, n’hésitez pas à en faire part en commentaire !

Retenez en tout cas qu’on trouve des hippocampes dans les mers japonaises et que ça nage très lentement. J’ai même cru que celui qu’on avait trouvé était à moitié mort, car même si vous l’effleurez, il ne va pas se mettre subitement à accélérer.

C’est sur ces mots que je vous quitte, en espérant pouvoir rédiger un nouvel article dans moins de 3 mois. Je pense écrire un mail ce mois-ci pour la Newsletter de Kotoba, histoire de vous donner de mes nouvelles et vous évoquer mes projets pour l’avenir. Sachez enfin que j’ai réouvert ma boutique eBay en juin où je vends toujours des dictionnaires électroniques avec des dicos français-japonais. Les frais de port ont par contre augmenté entre temps (obligation d’envoyer en EMS), même si les soucis concernant les frais de douane semblent avoir disparu.

À bientôt !

Guilhem

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4 Responses

    1. Hmmm… Non, le terme bâtard était employé pour les enfants nés de parents non mariés. Cela ne renvoyait pas forcément aux enfants de nobles ni à ceux d’hommes qui avaient une maîtresse, le terme avait donc un champs d’utilisation bien plus large (je dis “avait” car on ne l’emploie plus trop dans ce sens aujourd’hui, c’est devenu une insulte au même titre que “enfoiré”).

      Après oui, on peut aussi dire que l’hippocampe un dragon bâtard car né hors mariage, effectivement. ^^

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